18.3.11

Présidentielles 2012 : le danger et l'issue


Hier Libération nous révélait dans un article intitulé « La présidentielle sous la menace d'un nouveau 21 avril » que 7 Français sur 10 pensent probable la réitération en 2012 du cauchemar politique vécu en 2002 !

Bien sûr ce n'est qu'un sondage, et il faut donc nous garder de toute affirmation définitive. Bien sûr aussi, aucune élection ne ressemble jamais aux précédentes. Bien sûr enfin, le rapport de forces électoral d'aujourd'hui n'aura que peu à voir avec celui qui prévaudra à 6 mois de l'élection. Mais enfin, ce sondage Viavoice pour Libération, à la suite de nombreuses autres enquêtes concordantes, nous révèle un certain nombre de choses sur l'état de l'opinion.

Principalement deux grandes leçons à mon sens, méritent d'être tirées ; en négatif d'une part, avec l'annonce d'un danger, en positif ensuite, avec l'existence d'une issue !

Le danger d'abord. C'est évidemment la menace de plus en plus crédible d'une Marine Le Pen présente au second tour de l'élection présidentielle. On le sait, son positionnement social, ses sorties sur la laïcité, son discours anti-élites, sa dénonciation de l'entente UMP-PS, son pseudo combat contre l'affairisme et la corruption sont des armes redoutables. Des armes qui font perdre de vue à nombre de Français le fonds de commerce historique de la « maison Le Pen », ce mélange détestable de démagogie économique et de raccourcis xénophobes et racistes.

L'issue ensuite. Car il y a une issue. Ce que montre bien l'étude produite par Libération, comme celle publiée par Ipsos/ Europe1/Le Monde (voir image), c'est à droite, une véritable chute libre de l'exécutif et à gauche, la confirmation, que si le désir d'alternance n'existe pas, elle demeure possible à certaines conditions.

Quelles sont ces conditions ?

Nicolas Sarkozy et la majorité UMP sont en situation de perdition électorale. Les cantonales devraient d'ailleurs, mieux que des sondages, mettre en lumière cette réalité politique. Les Français semblent perdus, déboussolés. Le contexte international particulièrement anxiogène depuis de longs mois (crise mondiale, révolutions arabes, Japon...), conduit à une forme de crispation hexagonale, qui explique en partie le repli sur le vote frontiste des classes sociales les plus exposées. Un vote refuge d'autant plus important qu'il se nourrit d'une profonde déception envers Nicolas Sarkozy en particulier, et envers les élites politiques en général.

L'analyse est somme toute assez simple ; les Français sont en demande de « réassurance politique ». Comme le commente Brice Teinturier, ils demandent « un recours en termes de présidentiabilité ou de compétences ».

Soyons attentifs à cette demande profonde, et nous rendrons enfin crédible l'idée d'alternance.

16.7.10

Critique de livre - Une tombe au creux des nuages, J. Semprun




« Le présent pose et formule les questions du passé, et le passé éclaire la caractéristique particulière du présent », Marc Bloch.


Au travers d'allers-retours au coeur de notre histoire commune, au gré d'emprunts philosophiques, littéraires, artistiques, Jorge Semprùn parle, avec envie, avec attachement, du plus beau de tous les projets d'avenir : l'Europe.

En décidant avec Une tombe au creux des nuages, de collationner en un seul et même recueil les textes de conférences données à travers toute l'Allemagne entre 1986 et 2005, l'auteur de l'inoubliable L'écriture ou la vie prenait le risque d'une sorte de tournée d'adieu nostalgique et passéiste. Sorte de dernier tour de chants. C'était évidemment oublier qui est Jorge Semprùn ; un regard sur le passé mais tourné vers l'avenir, un homme lucide, concevant l'histoire comme utile au temps présent. Un homme toujours soucieux de faire vivre la pensée de ceux qui, victimes des barbaries totalitaires, sont devenues « une tombe au creux des nuages », selon le mot du poète Paul Celan.

Le camp de Weimar-Buchenwald et la lucidité

Omniprésent, structurant, fondateur, le souvenir de la déportation, de son internement au camp de Weimar-Buchenwald est pour Semprùn ni un point de départ ni un horizon indépassable, il est pour lui, avec l'analyse fine et complète des deux grands totalitarismes du XXème siècle – l'hitlérisme et le stalinisme -, la meilleure garantie d'une construction européenne réussie.

Au fil des pages, avec la liberté de ton et d'écriture qui sied au romancier, Jorge Semprùn revient sur les soubassements philosophiques, les logiques historiques, les constructions intellectuelles et culturelles, qui ont conduit à rendre possible au coeur de l'Europe la réalisation de ce que Kant appelait le « mal absolu ».

De cette expérience des camps, Semprùn tire une connaissance de l'homme, et de sa capacité physique et intellectuelle à la résistance. Au coeur de l'enfer concentrationnaire, il a vu le courage de certains résistants communistes, et conservé intact le souvenir de ces intellectuels, amis, avec qui ils échangeaient le dimanche après-midi. Le souvenir d'hommes qui même entravés, parfois mourants, sont demeurés libres et lucides. Fidèles à l'idée qu'il se faisaient de la liberté et de la lucidité. Il n'est rien qu'admire davantage Semprùn que la lucidité, l'intelligence d'anticipation dont on pu faire preuve des auteurs comme Hermann Broch ou Elias Canetti. Citant Emmanuel Levinas, Semprùn écrit : « L'alouette qui salue le soleil, tout le monde peut en faire autant. Tout le monde est capable de saluer l'aurore. Mais distinguer dans la nuit obscure de laube, la proximité de la lumière avant son éclat, l'intelligence c'est peut-être cela ».


La suite de cette critique est à lire dans la Revue Esprit critique en cliquant ici...

29.3.10

Plutôt "ien" ou plutôt "iste" ?


Les soirées entre amis sont souvent l'occasion de discussions passionnantes et passionnées ! Qui n'a jamais eu à replonger dans ses connaissances en histoire ou en géographie sur une fin de dîner un peu arrosée ? Samedi dernier, entre le fromage et le dessert, mais heureusement avant le digestif hongrois de nos hôtes, un question fort intéressante fut soulevée. Existe t-il une différence de sens claire entre les termes "gaulliste" et gaullien", et plus généralement, entre les termes en "-ien" et les termes en "-iste" ?


Parce que la question est d'intérêt, et que mon niveau d'alcoolémie est redescendu, j'ai cru utile de préciser dans les quelques lignes qui suivent ma petite analyse de la question.



"Gaullien" fait référence à la personnalité même du Général de Gaulle, aux postures liées très directement à sa personne, à son tempérament, à sa manière de parler (les historiens ont défini une" langue gaullienne") quand le terme de "gaulliste" renvoie lui aux conceptions politiques, au corpus idéologique qui au fil des années, pendant et après le Général, ont et continuent d'irriguer la vie politique française.

Dans un article récent du Monde ("Nicolas Sarkozy et l'OTAN : gaulliste ou gaullien"), on comprend bien qu'en matière de politique étrangère par exemple, Nicolas Sarkozy se veut moins gaulliste que gaullien...
En réintégrant la France dans le commandement intégré de l'OTAN, il prend le contrepied parfait de la conception gaulliste de l'indépendance nationale. Il entend ici être l'égal du Général. En quelque sorte, il tente de se hisser à la hauteur du Général, d'être dans la posture au moins son alter égo. Bref, il tente de devenir gaullien.

Quant à l'interprétation des binômes "mitterandien/mitterrandiste", "rocardien/rocardisme", "giscardien/giscardisme", on peut y lire, à quelques nuances près, sensiblement les mêmes différences de sens. En aucune manière, les deux adjectifs ne renvoient au même signifiant.
Par exemple, on peut dire que Lionel Jospin était mitterandiste sans avoir jamais été mitterrandien (compris souvent comme mitterandôlatre), là où Jack Lang ou Hubert Védrine furent les deux à la fois (le premier n'a pas raté une seule ascension de la roche de solutré, le second anime encore aujourd'hui l'Institut François Mitterrand...).

Reste l'ambiguïté soulevée par les termes "villepiniste", "aubryiste", "fabiusien" ou "strauss-kahnien".
Est-ce à dire que dans les deux premiers cas, on fait référence à un corpus d'idées quand dans les deux seconds, seules les personnalités de Fabius et DSK serait visées ? Évidemment non.
Je pense qu'on peut lire au-delà de la confusion sémantique - entretenue par la presse et les médias, par manque de rigueur intellectuelle essentiellement -, ce mélange des termes correspond à la manière même dont le débat politique se conçoit aujourd'hui ; on ne distingue plus les idées des personnalités qui les portent. C'est devenu une seule et même chose.

D'ailleurs c'est tout le problème de Nicolas Sarkozy aujourd'hui, car beaucoup de militants UMP qui ont voté pour lui et ses idées en 2007 s'interrogent aujourd'hui sur une question fondamentale : mais qu'est-donc au fond que le "sarkozysme" sinon l'adoration nostalgique et déçue du Nicolas Sarkozy de 2007 ?


A lire aussi, récemment cet excellent article dans Libération, en cliquant ici.

14.1.10

Critique de livre - La France du travail


Esprit critique n°95 (décembre 2009-janvier 2010)
http://www.jean-jaures.org/



« Ouvrir quelques failles dans la chape des idées reçues ».



La France du travail propose en six chapitres une description fine du paysage économique et social français, tel qu'il s'est façonné historiquement et tel qu'il est aujourd'hui. Politiques de l'emploi, inégalités salariales, protection sociale, mutations du travail, restructurations d'entreprises et conception des relations sociales et professionnelles sont successivement passées au crible. Cette analyse critique, extrêmement documentée, nourrie des statistiques françaises et européennes les plus actualisées, parvient parfaitement à l'objectif pourtant ambitieux qu'elle s'était assignée ; permettre de penser autrement le champ économique et social, ouvrir quelques failles dans la chape des idées reçues.

L'emploi est au coeur du premier chapitre. Ce choix n'est évidemment pas neutre. La compréhension des logiques à l'oeuvre en matière de politique salariale, de coût du travail, de qualité de l'emploi, de segmentation du marché du travail, de statuts, de protections par l'emploi, offre déjà une vision complète de grandes options idéologiques et politiques que l'on retrouvera ensuite plus ou moins à l'identique dans toutes les autres dimensions du monde du travail. L'emploi est désormais émietté ; il ne correspond ni à une norme unique ni ne permet plus l'accès à un statut précis et stabilisé. L'emploi renvoie désormais à des degrés divers de sécurité. Globalement, en même temps qu'il est devenu une denrée rare, il a perdu de sa qualité. La lutte contre le chômage à partir des années 1985-95 a conduit à privilégier des approches en termes de coût du travail et à multiplier les types de contrats de travail. Mais cette recherche de « flexibilité » n'a pas apporté de réponse efficace au chômage de masse comme le démontre sa progression quasi continue depuis un quart de siècle. Elle a en revanche constitué un élément important dans la dégradation de la qualité des emplois et du niveau de protection auxquels ils donnent droit.

Une première idée reçue est donc habilement déconstruite dans ce chapitre ; moins de protection dans l'emploi et plus de flexibilité des contrats de travail n'encouragent pas la création d'emplois. Les résultats sont objectivement si décevants en matière de créations d'emplois qu'ils ont conduit relativement récemment à s'interroger sur la pertinence de la solution « flexibilité du travail » et à réfléchir à la construction d'une « flexisécurité », associant flexibilité des contrats de travail et sécurisation des parcours individuels, valable y compris en dehors des périodes d'emplois. Mais la flexisécurité, telle qu'elle est conçue aujourd'hui ressemble à une tentative impossible de conciliation entre des conceptions contradictoires, une tentative impossible de découplage entre emploi et protections.

Conclusion intéressante à ce chapitre 1, les auteurs mettent en garde contre une conception de la « flexisécurité » qui entérinerait finalement une tendance déjà en cours, à savoir la déresponsabilisation collective vis-à-vis de l'emploi. A cette orientation, ils préfèrent opposer et promouvoir un mélange de solutions. La réduction du temps de travail, la régulation collective des besoins en emploi, et la construction de normes d'emploi de qualité constituent selon eux « une voie crédible de sortie du chômage ».



Au-delà de ce chapitre introductif consacré aux politiques de l'emploi, la France du travail présente une France en tension et en déséquilibre.

Les conséquences sociales de la rigueur salariale (chapitre 2) sont à la fois de plus en plus aisément observables et difficiles à vivre pour les personnes concernées. Le pouvoir d'achat du salaire net moyen a augmenté de 0,5 % entre 1978 et 2006. Pourtant, dans le même temps la croissance des gains de productivité est resté chaque année de l'ordre de 1,5 à 2%. Ces trente dernières années sont ainsi résumées : « la croissance économique a davantage bénéficié à d'autres catégories de revenus que les salaires, en particulier les revenus de la propriété ». L'illustration la meilleure de ce glissement, principale cause du creusement continue des inégalités sociales en France, est sans aucun doute l'évolution de la structure du revenu disponible des ménages depuis 1949. La part que constitue le salaire net est en 2006 exactement la même que celle qu'il représentait 60 ans plus tôt, quand la part des revenus de la propriété est elle passée de 8,8% à 21,2% ! La « Fance qui se lève tôt » a été la grande perdante de la rigueur salariale. Ce sont en effet les Français dont les revenus étaient les plus étroitement liés à leur activité salariée, les Français les plus directement dépendants des revenus tirés de leur travail, qui ont subi les conséquences les plus négatives de la rigueur salariale. A cette première ligne de fracture au sein de la société française, sont venues s'ajouter d'autres lignes de fracture directement corrélées à la première : locataire/propriétaire, salariés de petites entreprises/salariés de grandes entreprises, etc.

Le « modèle social français » parvient tant bien que mal à faire tenir l'édifice social ; sa survie doit beaucoup à l'existence des prestations sociales (chapitre 3). Elles ont une fonction dite contra-cyclique. Cela signifie notamment, qu'en période de récession économique, elles jouent le rôle de stabilisateurs économiques, atténuant les effets négatifs de la crise sur le conditions de vie. Cette fonction économique reconnue, actuellement observable alors que nous connaissons une crise économique majeure, ne peut jouer qu'à la condition de ne pas faire le choix d'une approche trop restrictive des prestations sociales en période de croissance économique. C'est ainsi une autre idée reçue sur la France du travail qui doit être levée ; plus on restreint le champ et le niveau des prestations sociales, plus on annihile leur fonction d'amortisseur social et économique en cas de crise. Lorsqu'on sait l'importance de la consommation des ménages dans la structure de la croissance du PIB français, on peut comprendre le rôle économique, et non plus seulement social, joué par les prestations sociales...

Pourtant, le constat dressé est bien celui d'une protection globale face aux risques en recul ; le taux de remplacement (ratio retraites/salaires) baisse tandis qu'augmente le nombre de retraités, le déremboursement des dépenses de soins se multiplie tandis qu'un nombre croissant de Français n'ont pas de complémentaire santé. Si l'on veut bien avoir en tête que 80% des dépenses de protection sociale concernent la vieillesse ou la maladie, on comprend mieux les défis posés à la protection sociale. L'idée de construire un « Etat d'investissement social », tel que l'ont par exemple proposé récemment Jacques Delors et Marc Dollé dans leur ouvrage Investir dans le social1, ne saurait constituer une perspective sérieuse que sous certaines conditions. Un tel projet serait voué à l'échec et resterait au rang des politiques incantatoires s'il ne devait selon les auteurs, ne pas remettre en cause « le dogme de l'impossible augmentation des cotisations sociales et/ou impôts directs ». Les chercheurs de l'IRES posent ainsi clairement les conditions d'un Etat préventif efficace sur le plan social ; pour dépasser le stade du voeu pieu, il faudrait dans le même temps augmenter la fiscalité sur le patrimoine, concevoir une nouvelle fiscalité, notamment sur les revenus, accepter un investissement massif dans l'Education nationale, la formation et l'emploi. Sacré programme !


Les trois derniers chapitres (4,5,6) traitent des mutations du travail, des restructurations d'entreprise et de l'état des relations sociales. Plusieurs considérations méritent qu'on s'y arrête, nous nous contenterons de quelques remarques par chapitre.

La réduction du temps de travail est un élément majeur pour comprendre les dernières mutations du monde du travail. Plusieurs idées reçues sont pour le moins rudoyées... Par exemple, le volume d'heures travaillées serait inférieure en France à ce qu'il est chez ses voisins. C'est faux puisque la durée annuelle effectivement travaillée en France est de 1457 heures en 2007, contre 1353 en Allemagne et 1336 aux Pays-Bas par exemple. La durée hebdomadaire du travail est autour de 37,5 heures en France, si l'on prend en compte le total des emplois, elle est de 36,5h au Royaume-Uni et autour de 35h en Allemagne...Ces différences s'expliquent essentiellement par le recours beaucoup plus développés chez nos voisins européens au temps partiel, voire très partiel. Mais la réduction du temps de travail a tout de même eu un impact certain sur la pénibilité du travail et le stress, notamment parce qu'elle a servi de cadre à une intensification du travail. Au-delà du temps de travail, ce chapitre montre avec précision que le travail a changé en profondeur, et en quelques années, sous l'effet de trois facteurs essentiels : l'organisation de la production, les nouvelles technologies et enfin les méthodes et outils de gestion. Globalement, la « modernisation » des modes d'organisation a abouti à une situation paradoxale, remarquablement formulée par les auteurs ; d'un côté, on a encouragé l'autonomie et la responsabilisation croissante des individus, de l'autre, jamais la subordination au travail n'a été aussi forte (temps partiel contraint, amplitude horaire, adhésion aux valeurs de l'entreprise exigée..).

Dans le chapitre 5, les chercheurs de l'IRES s'intéressent aux restructurations d'entreprise et à l'évolution du dispositif légal qui les encadre. Outre les rappels utiles sur ce qu'implique par exemple la mise en place du Plan de sauvegarde de l'emploi pour les employeurs, on comprend plus largement ici l'origine des choix opérés par certaines entreprises en matière d'emploi. Le régime légal du licenciement économique, jugé trop lourd et complexe, les conduit de plus en plus à privilégier d'un côté les embauches en CDD et de l'autre, les licenciements pour motifs personnels. Confronté à la multiplication des restructurations, le législateur a tenté de s'adapter en encourageant les possibilités d'anticipation et de négociation au sein de l'entreprise. Par la loi, on a progressivement tenté de promouvoir un nouveau mode de gestion des restructurations, de créer les condition d'un dialogue social. Dans ce nouveau cadre, le rôle des organisations syndicales est devenue complexe. Celles-ci courent de plus en plus le risque d'être jugées corresponsables de la décision de restructuration si elles signent en amont un accord portant par exemple sur des mesures de départs volontaires. Les séquestrations récentes de dirigeants d'entreprises ou de simples cadres ont montré qu'en matière de droit négocié des restructurations, une marge importante de progrès existait encore... Une idée est ici suggérée par les auteurs de ce chapitre 5 : sortir les restructurations de la seule entreprise pour ne pas enfermer les syndicats dans des combats trop isolés, locaux, et pour ne pas permettre non plus aux actionnaires éventuels de mettre une pression trop importante sur les dirigeants de l'entreprise. Pour y parvenir, il est proposé d'élargir chaque fois que possible le dialogue social au niveau de tout un territoire, d'un secteur d'activité ou même au niveau européen. Depuis 2000, des expériences de ce type, avec un dialogue au niveau européen de tout un secteur, notamment dans l'automobile, ont déjà eu lieu.

Enfin, le dernier chapitre, est consacré aux relations sociales. Il est particulièrement intéressant de lire la mise en perspective historique proposée par les auteurs de ce chapitre ; à travers plusieurs exemples concrets, on dessine une France caractérisée par l'omniprésence de l'Etat, une relative atonie syndicale et la découverte tardive de la négociation collective, elle-même très dépendante d'ailleurs de l'intervention des pouvoirs publics. On lira surtout ici une description de l'évolution législative en matière de dialogue social et d'encadrement de la négociation collective, et la tentation récente et critiquable, notamment traduite dans la loi du 20 août 2008, d'encourager les dérogations aux accords de branches, entreprises par entreprises. Ce dernier chapitre est également l'occasion d'interroger le rôle des organisations syndicales. Améliorer la représentativité en la fondant sur l'élection ne suffira pas, car c'est bien la manière dont sont conçues les négociations nationales qui aujourd'hui posent question. Ces négociations continuent de faire des organisations syndicales de simples adaptateurs, des accompagnateurs des politiques publiques, bien plus que des co-acteurs. Au-delà donc des questions souvent mises en avant de la représentativité et du taux de syndicalisation (autour de 8%), se pose aujourd'hui la question de la capacité à peser des organisations syndicales. Celles-ci devront concevoir des stratégies nouvelles, accepter de se regrouper, sans doute réfléchir à la manière de bâtir des «alliances offensives » et non plus seulement défensives.

7.11.09

A quoi tient la peur du déclassement ?

Critique de livre, esprit critique novembre 2009, Fondation Jean jaurès.

La peur du déclassement, Eric Maurin, Seuil, 95p.
Retrouvez cette critique sur www.jean-jaures.org


La société française est aujourd'hui traversée par la peur du déclassement. Pour Eric Maurin, cette peur est présente dans toutes les catégories sociales, chez les salariés du privé comme chez les fonctionnaires. Elle n'épargne pas même ceux qui sont pourtant objectivement les plus protégés dans leur emploi. Pis encore, elle est chez ces derniers à un niveau bien plus élevé qu'ailleurs ! La peur du déclassement est devenue le nouveau moteur négatif d'une société dans laquelle désormais seule compte la compétition pour les protections.

Pour Maurin, nous sommes entrés dans une société de statuts ; ceux qui en ont un cherchent à le défendre, ceux qui n'en ont pas cherchent par tous les moyens à en gagner un. On retrouve dans cette sociologie des récessions certains éléments d'une sociologie de l'exclusion, l'idée par exemple d'une société divisée entre insiders et outsiders, coupée en deux entre « ceux du dedans » et « ceux du dehors ». On retrouve surtout l'idée selon laquelle les politiques publiques menées depuis l'après-guerre ont consisté à consolider les acquis sociaux de ceux qui étaient dans l'emploi, au détriment de l'amélioration des conditions d'accès à l'emploi de ceux qui n'en avaient pas... Or, ce système, qui était tenable, en période de croissance forte et de faible chômage, ne l'est plus en période de récessions et de chômage élevé.

Le grand paradoxe décrit par Maurin tient au fait que c'est précisément au moment où le déclassement effectif est devenu rare que la peur du déclassement est la plus puissante et la plus communément partagée dans toutes les catégories sociales. Comment expliquer qu'à l'élévation généralisée du niveau de protection sociale des travailleurs corresponde dans le même temps une peur non moins généralisée du déclassement social ? Pourquoi craindre de plus en plus une situation objectivement de moins en moins probable ?

La peur du déclassement s'explique en grande partie selon Maurin par l'édification progressive au cours des dernières décennies d'un mur de protections de plus en plus haut pour le salarié, de plus en plus difficilement franchissable pour le sans emploi. A mesure que les protections ont crû et que le droit du travail s'est fait plus sécurisant, la peur de ne plus « en être » s'est faite plus grande. Perdre son statut, c'est perdre l'ensemble des droits et avantages qui y sont liés, c'est perdre un ensemble de garanties chèrement acquises, par ses diplômes, par sa carrière professionnelle.

En somme, si la chute est rare, l'idée même d'une chute devenue vertigineuse pour le salarié ou le fonctionnaire, fait encore grandir et prospérer la peur du déclassement. On a d'autant plus peur, qu'on a beaucoup à perdre.

Un autre paradoxe mérite d'être relevé dans l'analyse de Maurin. La peur du déclassement touche y compris ceux qui sont à priori totalement à l'abri des risques de déclassement effectif. Comment comprendre et expliquer que la peur du déclassement soit au moins aussi présente dans la fonction publique qu'au sein du salariat privé ? Le statut de fonctionnaire n'est-il pas à première vue le plus protecteur de tous ?

L'analyse des dynamiques récentes propres à la fonction publique constitue pour Maurin une explication déterminante de la peur du déclassement en France. Comprendre ce qui se joue dans la fonction publique, comprendre pourquoi même les plus protégés dans l'emploi craignent un déclassement social, c'est finalement illustrer de la meilleure des façons ce « paradoxe français » qui veut qu'une société mieux protégée dans ses statuts qu'hier, soit aussi plus craintive pour l'avenir qu'hier.


Dans une société qui subit une récession économique comme la France de 1993 ou celle d'aujourd'hui, la sécurité du statut constitue le « graal » absolu. Dès lors, il est assez aisé de comprendre quelle place de choix peut tenir la fonction publique. L'arbitrage entre privé et public en matière d'emploi en période de crise, se fait toujours au profit d'emplois publics nettement plus sécurisants. La fonction publique a ainsi absorbé durant les années récession une bonne partie des nouveaux diplômés, dont certains ont accepté des postes bien en deçà du niveau de leur diplôme, troquant leur qualification contre la garantie d'une protection.

Pour Eric Maurin, la proportion très élevée de surdiplômés au sein de la fonction publique n'est pas sans conséquence sur leurs comportements et sur leurs peurs. Sécurisées dans leur emploi aujourd'hui, ces générations de fonctionnaires vivent plus mal que d'autres encore l'idée même de devoir concéder une partie de cette sécurité. Ils vivent d'autant plus mal l'idée d'un déclassement qu'ils estiment, fort logiquement, avoir dû faire un arbitrage difficile au sortir de leurs études et s'être fondé sur l'argument essentiel de la sécurité avant de s'engager dans la fonction publique. La recomposition de la fonction publique, la surreprésentation des « très diplômés » en son sein, expliquent que la peur du déclassement y soit encore plus puissante qu'ailleurs. Selon la même logique que celle décrite plus haut mais avec une dimension en plus ; on a d'autant plus peur, qu'on a beaucoup à perdre (le statut)...et qu'on estime avoir beaucoup investi personnellement (scolarité).

Avec les difficultés rencontrées par les jeunes pour entrer aujourd'hui sur le marché du travail, l'effet d'éviction privé/public risque de s'amplifier. La fonction publique va continuer d'être choisie par de plus en plus de jeunes diplômés, voire « très diplômés ». Arrivés plus tard sur un marché de l'emploi bloqué, ils chercheront sans doute plus encore que leurs aînés à acquérir un statut avant même que de penser trouver un travail. Pour Eric Maurin, cette composition de la fonction publique, cette dynamique, conduira inéluctablement à voir se constituer de fortes résistances en matière de réforme de l'état et même de réformes du droit du travail. La défense de leur acquis continuera d'être perçue demain par plusieurs générations de fonctionnaires comme la défense d'un choix initial imposé par la crise, la défense d'un statut légitimement protecteur au vu de l'investissement personnelle dans leur formation initiale.

La prise en compte de la peur du déclassement comme élément majeur et structurant des comportements politiques, des stratégies individuelles et familiales, sera demain indispensable avant d'envisager toute politique publique, toute réforme de l'Etat. C'est un verrou sociologique, psychologique, politique, qui ne pourra être levé qu'au prix notamment d'une réflexion nouvelle sur le lien entre protection et travail. Toutes nos protections sociales, en matière de vieillesse comme de maladie, l'accès au logement, les droits au chômage reposent aujourd'hui exclusivement, sans doute trop, sur le travail et même sur la nature du contrat de travail. La peur du déclassement appellera des réponses nouvelles et fortes. Certaines sont dans l'air du temps depuis longtemps, mais aucune n'a vraiment été mise en place. La sécurisation des parcours individuels, la réflexion sur la mise en place d'un contrat de travail unique, l'instauration d'un capital de formation utilisable tout au long de sa vie peuvent être des réponses à la peur de déclassement.

C'est sans doute là le paradoxe, et le point de divergence avec Eric Maurin ; c'est bien en construisant de nouvelles sécurités qu'on dissipera la peur du déclassement.

24.9.09

L'exemple Condorcet


Condorcet, Elisabeth et Robert Badinter, 740 pages, éd. Fayard.

L'histoire de Condorcet est faite de plusieurs vies qui racontées par les époux Badinter deviennent une épopée. Et pourtant rien n'est de trop dans cette très belle biographie consacrée au grand philosophe des Lumières. Mathématicien, encyclopédiste, député, révolutionnaire, il fut ce héraut sans faiblesse, résolu, courageux, de la Raison triomphante. Plus qu'un messager, il fut le message même des lumières ; il vécut en homme libre, souvent en précurseur, combattit toutes les formes d'oppressions ou de discriminations, défendit les femmes, lutta contre l'esclavage, promut la laïcité.


Sans faillir, il démontra sa vie durant qu'il croyait avant toute chose en l'homme, être doué de raison. En cela, son rationalisme était d'abord un humanisme. Formidable héros de la République que ce Condorcet ! Il est de ces figures qui, par leur conduite et leur constance, ont sauvé la Révolution et son message.


Mieux instruits, donc plus libres, les hommes vivront mieux. Magnifiquement restituée par Elisabeth et Robert Badinter, la vie de Condorcet est un combat inachevé. En faveur de l'instruction publique, de la capacité de chacun à s'améliorer, un hymne au génie humain, aux forces de l'intelligence. Condorcet, c'est révolutionnaire.

21.9.09

Les tabous de la police - Esprit critique

Mohamed Douhane, Les tabous de la police, itinéraire d'un flic français, édition Bourin, 225 p, 19 euros.



Par Nicolas Vignolles
Revue électronique Esprit critique, Fondation Jean-Jaurès, septembre 2009.

Lettre rouges sur fond noir, on allait voir ce qu'on allait voir. Avec « les tabous de la police », l'auteur Mohamed Douhane, commandant de police, expérimenté, membre du syndicat Synergie-Officiers, souhaitait nous apporter une meilleure connaissance de la police nationale, nous livrer un regard renouvelé sur cette institution. Au final, on y lira un discours sur la sécurité qui n'a rien d'original, une analyse dominée par une approche excessivement répressive de la sécurité, aboutissant à des propositions dangereuses et lacunaires. On y lira moins une analyse personnelle, le portrait d'un policier, l'itinéraire singulier d'un flic du XXIème siècle que l'argumentaire classique de l'officier Synergie. Une charge idéologique, cohérente mais au final peu convaincante. Datée.

Mohamed Douhane souhaitait dans cet ouvrage donner sa vision de la sécurité, loin des propos théoriques et des analyses sorties des « salons parisiens ». Son objectif est de rétablir une vérité, que la presse déforme régulièrement ; « certains articles de presse excellent dans l'analyse, la plupart émanent d'experts autoproclamés, souvent aveuglés par leurs préjugés idéologiques et n'ayant aucune expérience de terrain ». Pour Douhane, il faut rétablir le flic français dans la vérité de son quotidien, restituer la difficulté de ses missions, mais aussi montrer les changements de la société et donc des formes d'insécurités et délinquance. L'objectif était intéressant, mais la cible n'est ici clairement pas atteinte. Que lisons-nous une fois dépassés les développements autobiographiques des premières pages ? Tout autre chose que ce qui était annoncé en introduction. Vous savez un peu comme ces copies d'étudiants – mais si tout le monde en a rédigées ou lues -, dans lesquelles l'introduction, léchée, ambitieuse, agrémentée d'une belle citation, ne sert en fait qu'à dissimuler temporairement la faiblesse des développements à venir...

« Culture de l' excuse », « démission des parents », « vidéoprotection », « discrimination positive », « statistiques ethniques », « polygamie », « haine anti-flic », « racisme anti-blancs », « bandes ethniques », « culture du résultat » ; en matière de sécurité, comme pour de nombreuses autres politiques publiques, les mots et les expressions utilisées sont souvent des marqueurs assez fiables d'une ligne idéologique ! On notera par exemple le glissement sémantique habile de « vidéo-surveillance » vers « vidéoprotection »... Les sujets auxquels s'attaque dans ce livre Mohamed Douhane sont les bons, et si l'on peut évidemment partager par moment certains de ses constats, il est difficile de croire en l'efficacité des solutions qu'il propose. Comment partager par exemple son admiration non feinte pour la politique d'incarcération massive pratiquée aux Etat-Unis depuis quelques années ? Ecole de la récidive, la prison, surtout en France, n'est pas une solution efficace contre l'insécurité. Nécessaire, elle doit rester le dernier recours et non pas un levier d'action prioritaire. Il est aisé mais erroné de faire croire que les sociétés les plus dures dans la sanction pénale sont aussi les plus sûres.

Il manque dans ce livre, qui présente de manière avantageuse la politique conduite par Nicolas Sarkozy place Beauvau, une articulation cohérente entre ce qui relève du constat et ce qui a trait aux solutions. La réponse proposée est souvent en contradiction flagrante avec un diagnostic par ailleurs lucide de la situation. Sur deux thèmes au moins, la vidéosurveillance et la lutte contre les bandes dangereuses, cette contradiction est évidente.

Sur la vidéosurveillance, Mohamed Douhane est très clair. Il souhaite sa généralisation. Mais au-delà même des problèmes d'encadrement et de contrôle, cette réponse dans l'air du temps, est-elle une solution efficace pour prévenir et faire baisser la délinquance ? La vidéo-surveillance est-elle une priorité lorsqu'on se fixe l'efficacité comme horizon de son action ? Assurément non. Depuis maintenant une quinzaine d'années, des nombreux travaux de recherche, notamment menés par des criminologues britanniques, ont démontré que la vidéosurveillance n’a pas d’effets dissuasifs concernant les infractions les plus graves commises contre les personnes (homicides, viols, agressions, etc.) ou les infractions commises avec violence contre des biens (attaques à main armée, etc.). Toutes les enquêtes publiées en Grande-Bretagne dressent le même constat ; les comportements de nature impulsive (liés à la consommation d’alcool ou de drogues par exemple) sont imprévisibles ; quant aux délinquants « professionnels », ils ont pris en compte depuis fort longtemps l’existence de dispositifs d’alarme et/ou de détection dans leur plan d’action. L’an dernier, en matière d’élucidation, un haut fonctionnaire du Home Office (Mike Neville) faisait la déclaration suivante lors d’un colloque international consacré à la sécurité : « Des milliards de livres ont été dépensés, mais personne n’a pensé à réfléchir à la façon dont la Police et la Justice devaient utiliser ces images. C’est un fiasco total : seuls 3% des crimes et des délits ont été résolus grâce à la vidéosurveillance. »1
Et puis comment ne pas voir de contradiction lorsque Mohamed Douhane prône la surveillance dans les rues mais s'insurge contre le recours possible à la vidéo lors des interrogatoires réalisés dans les locaux de la police nationale ?


Sur la question de la lutte contre la délinquance, là encore, si l'on peut partager une partie de l'analyse du policier de terrain, on reste pour le moins dubitatif quant aux propositions du syndicaliste policier. Parmi les 25 propositions figurant en fin de livre, citons par exemple : réhabiliter la loi anticasseurs, instaurer le principe de la double peine pour les personnes condamnées pour des faits de violences urbaines, développer la surveillance et l'intervention aérienne (drones, hélicoptères), généraliser la dotation d'arme non létale (pistolet Taser)... A chacune de ces propositions correspond dans l'ouvrage la dénonciation d'une situation qui devrait conduire l'auteur à privilégier précisément une approche opposée ! Comment proposer la réactivation d'une loi aussi peu précise que la loi anticasseurs alors même que l'on dénonce quelques pages plus tôt l'ineffectivité du droit, la remise en cause de l'autorité de la loi, le sentiment d'impunité du fait de la lenteur de la justice ? Pourquoi durcir le Code pénal (double peine), quand on identifie comme principal enjeu de la sécurité la prévention de la délinquance et qu'on fait le constat à longueur de pages que la peur de la sanction n'a plus aucun effet dissuasif ? Pourquoi choisir de continuer dans la voie de la militarisation du maintien de l'ordre (drones, Taser) lorsque la recherche de l'efficacité et le souci des victimes devraient conduire à faire porter l'effort sur la précocité de la prévention et l'effectivité de la sanction ?


Au final, peu de tabous de la police sont levés et c'est une vision très « classique » de la sécurité qui nous est présentée. Une approche dépassée, souvent contredite dans les faits, une approche de la sécurité « par pans séparés et cloisonnés». Or la sécurité doit se concevoir comme une chaîne dans laquelle l'éducation, l'entreprise, la police, les acteurs sociaux, la justice, la prison forment un continuum sinon parfait du moins cohérent et relativement coordonné.