7.11.09

A quoi tient la peur du déclassement ?

Critique de livre, esprit critique novembre 2009, Fondation Jean jaurès.

La peur du déclassement, Eric Maurin, Seuil, 95p.
Retrouvez cette critique sur www.jean-jaures.org


La société française est aujourd'hui traversée par la peur du déclassement. Pour Eric Maurin, cette peur est présente dans toutes les catégories sociales, chez les salariés du privé comme chez les fonctionnaires. Elle n'épargne pas même ceux qui sont pourtant objectivement les plus protégés dans leur emploi. Pis encore, elle est chez ces derniers à un niveau bien plus élevé qu'ailleurs ! La peur du déclassement est devenue le nouveau moteur négatif d'une société dans laquelle désormais seule compte la compétition pour les protections.

Pour Maurin, nous sommes entrés dans une société de statuts ; ceux qui en ont un cherchent à le défendre, ceux qui n'en ont pas cherchent par tous les moyens à en gagner un. On retrouve dans cette sociologie des récessions certains éléments d'une sociologie de l'exclusion, l'idée par exemple d'une société divisée entre insiders et outsiders, coupée en deux entre « ceux du dedans » et « ceux du dehors ». On retrouve surtout l'idée selon laquelle les politiques publiques menées depuis l'après-guerre ont consisté à consolider les acquis sociaux de ceux qui étaient dans l'emploi, au détriment de l'amélioration des conditions d'accès à l'emploi de ceux qui n'en avaient pas... Or, ce système, qui était tenable, en période de croissance forte et de faible chômage, ne l'est plus en période de récessions et de chômage élevé.

Le grand paradoxe décrit par Maurin tient au fait que c'est précisément au moment où le déclassement effectif est devenu rare que la peur du déclassement est la plus puissante et la plus communément partagée dans toutes les catégories sociales. Comment expliquer qu'à l'élévation généralisée du niveau de protection sociale des travailleurs corresponde dans le même temps une peur non moins généralisée du déclassement social ? Pourquoi craindre de plus en plus une situation objectivement de moins en moins probable ?

La peur du déclassement s'explique en grande partie selon Maurin par l'édification progressive au cours des dernières décennies d'un mur de protections de plus en plus haut pour le salarié, de plus en plus difficilement franchissable pour le sans emploi. A mesure que les protections ont crû et que le droit du travail s'est fait plus sécurisant, la peur de ne plus « en être » s'est faite plus grande. Perdre son statut, c'est perdre l'ensemble des droits et avantages qui y sont liés, c'est perdre un ensemble de garanties chèrement acquises, par ses diplômes, par sa carrière professionnelle.

En somme, si la chute est rare, l'idée même d'une chute devenue vertigineuse pour le salarié ou le fonctionnaire, fait encore grandir et prospérer la peur du déclassement. On a d'autant plus peur, qu'on a beaucoup à perdre.

Un autre paradoxe mérite d'être relevé dans l'analyse de Maurin. La peur du déclassement touche y compris ceux qui sont à priori totalement à l'abri des risques de déclassement effectif. Comment comprendre et expliquer que la peur du déclassement soit au moins aussi présente dans la fonction publique qu'au sein du salariat privé ? Le statut de fonctionnaire n'est-il pas à première vue le plus protecteur de tous ?

L'analyse des dynamiques récentes propres à la fonction publique constitue pour Maurin une explication déterminante de la peur du déclassement en France. Comprendre ce qui se joue dans la fonction publique, comprendre pourquoi même les plus protégés dans l'emploi craignent un déclassement social, c'est finalement illustrer de la meilleure des façons ce « paradoxe français » qui veut qu'une société mieux protégée dans ses statuts qu'hier, soit aussi plus craintive pour l'avenir qu'hier.


Dans une société qui subit une récession économique comme la France de 1993 ou celle d'aujourd'hui, la sécurité du statut constitue le « graal » absolu. Dès lors, il est assez aisé de comprendre quelle place de choix peut tenir la fonction publique. L'arbitrage entre privé et public en matière d'emploi en période de crise, se fait toujours au profit d'emplois publics nettement plus sécurisants. La fonction publique a ainsi absorbé durant les années récession une bonne partie des nouveaux diplômés, dont certains ont accepté des postes bien en deçà du niveau de leur diplôme, troquant leur qualification contre la garantie d'une protection.

Pour Eric Maurin, la proportion très élevée de surdiplômés au sein de la fonction publique n'est pas sans conséquence sur leurs comportements et sur leurs peurs. Sécurisées dans leur emploi aujourd'hui, ces générations de fonctionnaires vivent plus mal que d'autres encore l'idée même de devoir concéder une partie de cette sécurité. Ils vivent d'autant plus mal l'idée d'un déclassement qu'ils estiment, fort logiquement, avoir dû faire un arbitrage difficile au sortir de leurs études et s'être fondé sur l'argument essentiel de la sécurité avant de s'engager dans la fonction publique. La recomposition de la fonction publique, la surreprésentation des « très diplômés » en son sein, expliquent que la peur du déclassement y soit encore plus puissante qu'ailleurs. Selon la même logique que celle décrite plus haut mais avec une dimension en plus ; on a d'autant plus peur, qu'on a beaucoup à perdre (le statut)...et qu'on estime avoir beaucoup investi personnellement (scolarité).

Avec les difficultés rencontrées par les jeunes pour entrer aujourd'hui sur le marché du travail, l'effet d'éviction privé/public risque de s'amplifier. La fonction publique va continuer d'être choisie par de plus en plus de jeunes diplômés, voire « très diplômés ». Arrivés plus tard sur un marché de l'emploi bloqué, ils chercheront sans doute plus encore que leurs aînés à acquérir un statut avant même que de penser trouver un travail. Pour Eric Maurin, cette composition de la fonction publique, cette dynamique, conduira inéluctablement à voir se constituer de fortes résistances en matière de réforme de l'état et même de réformes du droit du travail. La défense de leur acquis continuera d'être perçue demain par plusieurs générations de fonctionnaires comme la défense d'un choix initial imposé par la crise, la défense d'un statut légitimement protecteur au vu de l'investissement personnelle dans leur formation initiale.

La prise en compte de la peur du déclassement comme élément majeur et structurant des comportements politiques, des stratégies individuelles et familiales, sera demain indispensable avant d'envisager toute politique publique, toute réforme de l'Etat. C'est un verrou sociologique, psychologique, politique, qui ne pourra être levé qu'au prix notamment d'une réflexion nouvelle sur le lien entre protection et travail. Toutes nos protections sociales, en matière de vieillesse comme de maladie, l'accès au logement, les droits au chômage reposent aujourd'hui exclusivement, sans doute trop, sur le travail et même sur la nature du contrat de travail. La peur du déclassement appellera des réponses nouvelles et fortes. Certaines sont dans l'air du temps depuis longtemps, mais aucune n'a vraiment été mise en place. La sécurisation des parcours individuels, la réflexion sur la mise en place d'un contrat de travail unique, l'instauration d'un capital de formation utilisable tout au long de sa vie peuvent être des réponses à la peur de déclassement.

C'est sans doute là le paradoxe, et le point de divergence avec Eric Maurin ; c'est bien en construisant de nouvelles sécurités qu'on dissipera la peur du déclassement.

2 commentaires:

Philippe QUÉRÉ a dit…

Analyse complémentaire :

http://interfacescompetences.wordpress.com/2009/11/02/peur-du-declassement-prise-de-risque-droit-a-l%E2%80%99erreur-et%E2%80%A6-stage-volontaire/

Philippe QUÉRÉ a dit…

En lisant le livre d'Éric MAURIN, je ne pouvais pas m'empêcher de voir des similitudes avec la question de la violence dans notre société.

Exemple :

Les nouvelles figures de la dangerosité, Ed. L’Harmattan, Coll. Sciences criminelles, « (…) l’importance croissante de la notion de dangerosité doit être reliée à un mouvement de civilisation qui produit une intolérance croissante aux risques de toutes sortes. Il est possible de lire ce processus en termes socioculturels. L’évolution de la société moderne produit une désocialisation de masse qui favorise l’anomie. Cet état d’individualisation déculturée rend l’individu fragile, inquiet de tout et donc dépendant des institutions qui le protègent. De même, la précarisation croissante favorise un sentiment d’insécurité généralisé qui induit une fragmentation sociale et la perception du monde en termes de risques et de dangers. Dans un monde de plus en plus institutionnalisé, le danger se loge moins dans ce qui risque de violer des valeurs communes que dans ce qui ne fait que perturber le fonctionnement des institutions qui gèrent le quotidien. En d’autres termes et paradoxalement, chacun (en tant que citoyen et usager) contribue à l’extension du domaine de la dangerosité en réclament d’une manière toujours plus forte une sécurisation sans faille de son environnement. »