20.1.09

Critique de livre - Esprit critique Janvier 2009



Understanding America, The Anatomy Of An Exceptional Nation, Peter H. Schuck and James Q. Wilson, Public Affairs, 2008.


Retrouver cette critique dans Esprit critique n°89, sur le site de la Fondation Jean Jaurès : http://www.jean-jaures.org/



A lire le sous-titre de cette imposante somme consacrée aux Etats-Unis, on peut de prime abord s'interroger sur le côté militant de ce travail universitaire. Et c'est bien d'un travail de conviction dont il s'agit. Reprenant le mot de Tocqueville pour qui l'Amérique était une « nation exceptionnelle », cet ouvrage se propose de réinterroger, en s'appuyant sur les meilleurs travaux en sciences sociales, cette « exception » américaine. Séquencé en 21 chapitres d'une trentaine de pages, Understanding America, est une présentation de l'Amérique au reste du monde, par quelques-uns de ses meilleurs universitaires. Coordonné par Peter H. Schul, professeur de droit à l'université de Yale et James Q. Wilson, professeur de Government à Harvard, ce livre est une contribution unique à une meilleure compréhension de l'Amérique. Ecrite dans un anglais académique largement accessible au plus grand nombre, cette plongée passionnante, qui cherche à démontrer autant qu'à convaincre, est l'occasion de questionner aussi l'Europe, son regard sur l'Amérique, et finalement sa relative méconnaisance. Sans aucun doute a t-on là l'un des meilleurs livres pour se faire une idée juste de l'Amérique, de l'image qu'elle veut renvoyer d'elle et comprendre un peu mieux ce pays fabuleux et complexe, si proche de nous et si différent à la fois, appréhender un peu plus ce pays dont De Gaulle disait qu'il était « fille de l'Europe »


Il est des ouvrages qui mériteraient qu'on y consacre plusieurs « Esprit critique » ; des ouvrages qui, comme certains desserts, mériteraient évidemment qu'on y revienne. Face à l'impossibilité d'embrasser en une seule et même critique un travail aussi copieux, impliquant une vingtaine d'auteurs différents, je me contenterai ici de restituer sur quelques thématiques importantes, à l'aube de la prise de fonction d'Obama, une infime part de ce voyage en Amérique. A dessein, je choisirai de revenir plus particulièrement sur les analyses développées dans la première partie de l'ouvrage consacrée aux institutions et à la culture.

Inauguration Day oblige, la lecture du premier chapitre consacré au système politique, mérite bien une attention particulière. Que retenir du fonctionnement passé et actuel de la démocratie américaine ? Une philosophie générale ou un principe-clé demeure incontournable, hier comme aujoud'hui, le fameux « checks and balances ». Deux institutions puissantes – si l'on excepte pour l'instant le pouvoir judiciaire – polarisent l'essentiel des pouvoirs institutionnels au niveau national. La présidence, dont le pouvoir n'a cessé de s'affirmer depuis les années 50-60, se trouve en compétition permanente avec le Congrès, qui peut-être considéré à raison comme le plus puissant parlement du monde, eu égard tant aux pouvoirs qu'aux effectifs et moyens propres dont il dispose. Dans ce dispositif dans lequel une stricte séparation des pouvoirs est observée, et où chacun des pouvoirs a « besoin » de l'autre pour agir, le Sénat s'est affirmé comme la chambre la plus puissante et la plus visible nationalement. Il est le point de passage désormais privilégié, la rampe de lancement avant toute candidature présidentielle, le lieu où se construit à la fois une visibilité médiatique qui dépasse les frontières de son Etat d'élection, le lieu où se prépare aussi le combat des primaires et le soutien au sein de son propre parti. La Chambre des représentants et ses 435 représentants ne permet pas de se « distinguer » aussi nettement que ne le permet le Sénat et ses 100 élus. Enfin, pour bien comprendre le système politique américain, il faut avoir à l'esprit qu'à une logique nationale, vient se greffer une logique fédérale. On lira ci avec intérêt l'analyse de ce que les analystes américains définissent comme le « one-hundred party system » (système des cent partis), autrement dit l'existence dans chaque Etat de logiques partisanes, d'opposition de valeurs, de positionnements idéologiques aussi variés que le nombre d'Etats. Peu de choses en effet à partager entre les démocrates du Massachussets et ceux du Nebraska. Chaque Etat reconstitue dans les limites de ses frontières ses propres débats, y compris sur des questions aussi essentielles que le droit à l'avortement ou la peine de mort. Dernier élément, congruente à la logique fédérale, l'ensemble des exécutifs locaux, juges, sheriffs, et même représentants des parents d'élèves sont élus. La démocratie américaine est complexe, parce qu'elle entremêle des logiques de pouvoirs et de gouvernance tantôt alliées tantôt concurrentes. Cette complexité explique qu'une communauté extrêmement large d'acteurs participent en fait à la prise de décision politique et à la mise en oeuvre des politiques publiques : l'intense activité de lobbying à Washington en est le signe car là se concentrent et se confrontent, dans la capitale de l'Union, tous les intérêts et logiques du pays.

L'analyse ensuite du système légal et judiciaire, plus précisément la fonction de la norme de droit dans la vie des américains se révèle incontournable. Comment les Américains conjuguent-ils depuis tant d'années leur goût prononcé pour la liberté, particulièrement visible quand il s'agit d'économie, et un attachement tout aussi grand pour le contentieux juridique ? En réalité, avec le développement de l'Etat-providence, de nouveaux droits se sont développés. Dans chaque Etat, des législations différentes ont encadré les pratiques en matière de santé, de famille, de commerce ou même en matière criminelle. Avec l'affirmation de nouveaux champs d'intervention publique, de nouvelles règles et normes ont été nécessaires. En outre, le Welfare State, en poursuivant des objectifs sociaux, en élevant le niveau de vie moyen des américains, a aussi fait naître dans les années 60 une forte aspiration à la reconnaissance de nouveaux droits. Le mouvement des droits civiques a coïncidé avec de nouvelles revendications par et pour la classe moyenne ; au bien-être matériel, s'est doublée une demande de reconnaisance plus grande de l'individu. Le mouvement pour les civil rights a fait progressivement sauté le système antérieur, ses conséquences ont donc largement dépassé le seul combat – fondamental évidemment – pour l'égalité entre les blancs et les noirs. Ce combat premier a ouvert la voie aux combats des femmes, des étudiants ou encore des minorités sexuelles. Le droit a dû s'adapter à cette demande sociale nouvelle. On est passé d'une demande d'égalité légale «(« legal equality ») à une demande d'égalité différenciée ou plurielle (« plural equality »). Il s'est donc agi de construire par pans entiers et en peu de temps de nouvelles lois protectrices de ces droits, assumant de nouvelles sécurités. L'inflation des services juridiques des entreprises afin de couvrir des risques sans cesse nouveau, la judiciarisation croissante de la société, finalement l'immixtion de la règle de droit dans chaque action de la vie quotidienne finissent par remettre en question aujourd'hui l'idéal libéral. Des questions passionnantes sont ainsi posées quant aux limites du droit et de la norme. On s'interroge par exemple sur le fondement du Patriot Act qui rogne sur les libertés publiques au nom de la sécurité. On s'interroge aussi sur la protection des libertés avec le développement des capacités de l'Internet. Quelle place pour l'individu et son intimité quand les réseaux sociaux sur Internet se multiplient, et que le développement des « fichiers » rendent difficiles le contrôle de l'utilisation des données personnelles ?

L'économie américaine fait l'objet d'un chapitre spécifique ; un chapitre que la crise économique actuelle a au mieux ringardisé, au pire totalement invalidé. Pour ceux qui aiment l'histoire du Titanic, surtout avant sa rencontre avec l'iceberg et en particulier pour ceux qui raffolent de la scène de l'orchestre continuant de jouer pendant le naufrage, ce chapitre est un « must ». On peut y lire en une trentaine de pages, un superbe plaidoyer de l'Amérique d'avant-crise. On y trouve quelques pépites, magnifiques illustrations d'un temps parfaitement révolu, le témoignage d'une confiance un peu naïve en une économie, aujourd'hui fragilisée par la crise. On savourera notamment cette analyse, aujourd'hui quelque peu démentie par les faits, et notamment depuis la révélation sur la passivité de la SEC – l'AMF américain – sur les agissement du financier Madoff : « One reason American financial markets are so well developped, and attract such broad public participation, is that government regulation and supervision preserve soundness and integrity of the vast majority of private-sector financial institutions... ». Certains développements gardent bien sûr leur validité et il serait trop facile de jeter l'ensemble de l'analyse avec l'eau de la crise... La réussite américaine des dernières décennies est expliquée principalement par trois facteurs : le très haut niveau de productivité des travailleurs américains (leur sens supérieur de l'effort), un droit du travail parmi les moins contraignants des pays du G7, enfin un niveau de syndicalisation extrêmement faible. Facteur proprement américain d'après l'auteur, plus qu'ailleurs dans le monde, le succès économique est pour nombre d'américains la seule chance de reconnaissance sociale. Benjamin M. Friedmann note - rendons lui justice sur ce point également – combien depuis une dizaine d'années maintenant, l'accroissement des gains de productivité et du niveau général de la richesse produite ne bénéficie plus à la plus grande majorité des américains mais seulement aux 10% les plus riches. Il y a dans cette incapacité à garantir l'élévation continue du niveau de vie des classes moyennes, une carence particulièrement grave de l'économie américaine. Ce constat ne conduit malheureusement pas l'auteur à s'interroger sur la déconnection progressive et avérée entre la finance et l'économie réelle, à se poser la question fondamentale de la redistribution dans l'entreprise des gains de productivité, entre capital et travail. C'est pourtant cette même faiblesse – la « déconnection »avec la réalité de l'économie et des marchés – qui débouchera sur la crise des subprimes. L'incapité pour une économie à réduire les inégalités sociales aurait dû jouer un rôle d'avertisseur, ou être interprété comme le signe d'une logique qui sur le seul plan économique est dangereuse à court ou moyen terme. Rien n'est dit de ces dangers. La captation par quelques-uns de la richesse produite a coïncidé avec une perversion lente du capitalisme lui même, en déplaçant les centres de décision des dirigeants d'entreprise vers les conseils d'administration, des salariés vers les actionnaires, en préférant finalement le couple rentabilité/bonus au couple profit/investissement.

Dans les autres chapitres de cette somme passionnante et très complète, il est indispensable de lire l'analyse du système médiatique et de la presse. Y sont décrites avec minutie l'évolution des grands réseaux cablés, leur volonté de s'ériger dans les années 90 en véritables « arbitres politiques » - Don Hewitt parlera de l'émission 60 minutes diffusée sur CBS de son rôle de « contrôleur général » (ombudsman), et enfin la montée rapide d'une très grande défiance du public américain vis-à-vis de ces média.

Mais puisque le 44ème Président des Etats-Unis prêtera serment comme ses prédecesseurs en posant la main sur la bible, on ne s'interdira pas de lire le chapitre très détaillé consacré au rapport des américains à la foi. Ce chapitre revient sur la difficulté grandissante pour l'Amérique de conjuguer goût du pluralisme culturel et attachement au christiannisme. Le développement des religions, la place faite aux musulmans ou aux buddhistes interroge l'Amérique sur la représentation qu'elle se fait d'elle-même, et renvoie inévitablement à la question de l'identité américaine. Le même questionnement est au coeur des chapitres consacrés à l'immigration, à la démographie et celui passionnant dédié au thème de la famille.

A l'aube de ce qu'il est permis de considérer comme un tournant politique majeur aux Etats-Unis, il est urgent de lire cet ouvrage à la fois dense et riche. On y trouvera un plaidoyer, en faveur non pas de la grandeur de l'Amérique et de son message, mais d'une meilleure compréhension de l'exception américaine. Mais qu'on ne se méprenne pas, malgré l'ampleur du travail, on se souviendra de ces mots justes de Julien Green, qui dans son carnet de voyage Mon Amérique écrivait : « Définir l'état d'esprit d'un pays aussi vaste et aussi divers que l'Amérique est à peu près impossible dans la période incertaine que nous traversons. L'opinion de cent trente millions d'hommes et de femmes ne se laisse pas emprisonner en quelques phrases ... »

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